47.
Le lundi matin suivant, je portais mon costume Corneliani.
Assis à côté de mon client dans la salle d'audience, j'étais prêt à le défendre devant les jurés. Installé à sa table, Jeffrey Golantz, le procureur, était, lui, prêt à contrecarrer tous mes efforts. Et la galerie derrière nous était de nouveau pleine à craquer. Mais le fauteuil devant nous restait vide. Le juge s'était enfermé en son cabinet et avait quasi une heure de retard sur le début de la séance qu'il avait lui-même fixé à 9 heures. Quelque chose n'allait pas ou alors il s'était produit un incident dont on ne nous avait pas encore informés. Nous avions vu les adjoints du shérif escorter un homme que je ne connaissais pas jusqu'au cabinet du juge, puis en ressortir, mais on ne nous avait rien dit de ce qui était en train de se passer.
– Hé, Jeff, qu'est-ce qu'il y a, à ton idée ? finis-je par demander à Golantz.
Il se tourna vers moi. Il avait mis son beau costume noir, mais comme c'était celui qu'il mettait tous les deux jours pour aller au tribunal, ça ne m'impressionnait plus guère. Il haussa les épaules.
– Aucune idée, répondit-il.
– Et s'il s'était enfermé pour étudier ma demande d'acquittement imposé au jury ?
Je souris. Pas lui.
– Je suis sûr que c'est ça, me renvoya-t-il avec son plus beau sarcasme de procureur. La phase accusatoire du procès s'était traînée d'un bout à l'autre de la semaine précédente. J'avais contribué à sa lenteur en y allant de deux ou trois interrogatoires en contre un peu longs, mais pour l'essentiel, c’avait été le fait d'un Golantz qui en faisait toujours trop. Il avait ainsi gardé le légiste qui avait autopsié les corps de Mitzi Elliot et de Johan Rilz presque un jour entier à la barre, aucun détail insoutenable sur la manière et l'heure exacte à laquelle les victimes avaient expiré n'étant épargné à quiconque.
Le comptable de Walter Elliot était, lui, resté une demi-journée à la barre à expliquer les aspects financiers du mariage d'Elliot et quantité de fric que celui-ci aurait perdue en cas de divorce. Et le gars du labo était lui aussi resté presque aussi longtemps à la barre pour détailler ses conclusions sur le haut niveau de résidus de poudre retrouvés sur les mains et les habits de l'accusé.
Et entre ces témoignages essentiels, Golantz avait encore trouvé le moyen d'interroger des témoins de moindre importance avant d'enfin boucler son affaire le vendredi après-midi précédent sur une manoeuvre destinée à faire beaucoup pleurer. Il avait convoqué la meilleure amie de Mitzi Elliot à la barre. Celle-ci avait alors rapporté comment Mitzi lui avait avoué vouloir divorcer de son mari dès que le contrat de mariage serait validé.
Elle avait encore raconté la bagarre qui avait opposé mari et femme lorsque celle-ci avait révélé ses intentions à son époux, et avait aussi déclaré avoir vu des bleus sur les bras de Mitzi le lendemain.
Tout cela sans cesser de pleurer tout au long de son heure de témoignage et de donner dans des preuves par ouï-dire, contre lesquelles je m'élevais sans arrêt.
Comme le veut la routine, dès que l'accusation avait déclaré en avoir fini j'avais demandé au juge de prononcer l'acquittement de mon client. Je lui avais remontré que l'accusation n'avait pas été et de loin, capable de monter une affaire fondée contre Elliot mais comme le veut aussi la routine, il avait rejeté, et catégoriquement, ma requête et déclaré que le procès passerait à la phase défense dès le lundi suivant à 9 heures. J'avais donc consacré tout mon week-end à élaborer ma stratégie et à préparer l'interrogatoire de mes deux témoins clés : le docteur Shamiram Arslanian pour la question des résidus de poudre et un flic français en plein décalage horaire, le capitaine Malcolm Pépin. Nous étions maintenant lundi matin, et j'étais remonté à bloc et prêt à foncer. Sauf qu'il n'y avait pas de juge assis dans son fauteuil pour me donner le départ.
– Qu'est-ce qui se passe ? me chuchota Elliot.
Je haussai les épaules. Je n'en sais pas plus que vous, lui répondis-je. Les trois quarts du temps, quand le juge ne sort pas de son cabinet, ça n'a rien à voir avec le procès en cours. En général, c’a plutôt à voir avec le suivant dans son agenda.
Ma réponse ne l'apaisa pas. Une grosse ride lui barrait le front.
Il savait qu'il se passait des choses. Je me retournai et regardai la galerie. Julie Favreau s'était assise au troisième rang avec Lorna.
Je leur fis un clin d'oeil et remarquai que là, derrière la table de l'accusation, il y avait un trou dans la masse des spectateurs qui se tenaient épaule contre épaule. Les Allemands avaient disparu.
J'allais demander à Golantz où les membres de la famille Rilz étaient passés lorsqu'un shérif adjoint en tenue se porta à la rambarde juste derrière la table de l'accusation.
– Je vous demande pardon, dit-il.
Golantz se retourna et l'adjoint lui montra un document qu'il tenait à la main.
– C'est vous le procureur ? demanda-t-il. À qui je dois parler de ce truc ?
Golantz se leva et gagna la rambarde. Jeta un bref un coup d'oeil au document et le rendit à son propriétaire.
– C'est une citation à comparaître pour la défense, dit-il. Vous êtes le shérif adjoint Stallworth ?
– C'est bien moi, oui.
– Alors, vous êtes au bon endroit.
– Pas du tout. Je ne me suis pas occupé de cette affaire.
Golantz lui reprit la citation à comparaître et l'examina. Je vis les rouages se mettre à tourner dans sa tête, mais il serait déjà trop tard lorsqu'il comprendrait.
– Vous ne vous êtes pas trouvé sur les lieux du crime, à la maison de Malibu ? Vous ne vous êtes pas occupé du périmètre sécurisé ? Du contrôle de la circulation ?
– Je dormais dans mon lit, mec. Je suis de service à partir de minuit.
– Attendez une seconde.
Golantz repartit vers sa table et y ouvrit une chemise. Je le vis vérifier la dernière liste des témoins que je lui avais remise quinze jours plus tôt.
– Qu'est-ce que c'est que ça, Haller ? me lança-t-il.
– Qu'est-ce que c'est que ça quoi ? lui renvoyai-je. Il est bien sur la liste, non ?
– Mais c'est des conneries, ça !
– Non. Ça fait quinze jours que ce type est sur la liste.
Je me levai, m'approchai de la rambarde et tendis la main.
– Adjoint Stallworth, je me présente : Michael Haller.
Il refusa de me serrer la main. Gêné devant tout le monde. Je passai à autre chose.
– C'est moi qui vous ai cité à comparaître. Si vous voulez bien attendre dans le couloir... je vais essayer de vous faire entrer dès l'ouverture de la séance. Le juge a du retard. Mais ne bougez pas, je vous retrouve bientôt.
– Non, ça ne va pas du tout. Je n'ai rien à voir avec cette affaire. Je viens juste de terminer mon service et je rentre chez moi.
– Adjoint Stallworth, il n'y a aucune erreur, et même s'il y en avait une, on ne peut pas se libérer d'une citation à comparaître.
Seul le juge peut vous dégager de votre obligation de présence et ce, sur ma demande expresse. Rentrez chez vous et vous le mettrez en colère. Et je ne pense pas que vous ayez envie de le mettre en pétard.
Il souffla comme si on l'enquiquinait un maximum. Chercha de l'aide en jetant un coup d'oeil à Golantz, mais celui-ci s'était collé un portable à l'oreille et y chuchotait fort. J'eus l'impression qu'il s'agissait d'un appel urgent.
– Écoutez, repris-je à l'adresse de Stallworth, vous allez juste dans le couloir et je vous...
J'entendis qu'on appelait mon nom et celui du procureur à l'avant de la salle. Je me retournai et vis l'huissier nous faire signe de la porte qui donnait dans le cabinet du juge. Enfin du nouveau.
Golantz mit fin à son appel et se leva. Je me détournai de Stallworth et suivis Golantz jusqu'au cabinet du juge.
Celui-ci avait revêtu sa robe noire et pris place derrière son bureau. Lui aussi semblait prêt à y aller, mais quelque chose le retenait.
– Messieurs, asseyez-vous, dit-il.
– Monsieur le juge, vous voulez que je vous amène l'accusé ? lui demandai-je.
– Non, je ne pense pas que ce soit nécessaire. Asseyez-vous et je vous dirai ce qui se passe.
Golantz et moi nous installâmes en face de lui. Je voyais bien que Golantz était encore en train de râler en silence pour l'histoire de la citation à comparaître et ce qu'elle pouvait signifier.
Stanton se pencha en avant et croisa les mains sur une feuille de papier pliée posée devant lui sur son bureau.
– Nous sommes en présence d'une situation inhabituelle de comportement délictueux d'un juré, commença-t-il. L'affaire n'est pas... tout à fait finie et je m'excuse de vous avoir tenus dans le noir.
Il s'arrêta de parler, nous le regardâmes tous les deux en nous demandant si nous devions partir tout de suite et regagner la salle d'audience ou si nous pouvions lui poser des questions. Mais Stanton reprit en ces termes au bout de quelques instants :
– Jeudi, mon service a reçu une lettre qui m'était adressée personnellement. Malheureusement, je n'ai pas eu la possibilité de l'ouvrir avant la fin de la séance de vendredi... je m'étais lancé, disons... dans une séance de remise à flots après le départ de tout le monde. Et cette lettre disait... bon, tenez, la voici. Je l'ai déjà manipulée, mais surtout n'y touchez pas ni l'un ni l'autre.
Il déplia la feuille de papier et nous donna l'autorisation de la lire. Je me levai pour pouvoir me pencher au-dessus du bureau.
Golantz, lui, était assez grand – même assis – pour ne pas avoir à le faire.
« Monsieur le juge Stanton, sachez que le juré numéro sept n'est pas celui que vous croyez, ni non plus celui qu'il prétend être. Vérifiez chez Lockheed et comparez ses empreintes. Il est fiché. »
La lettre donnait l'impression de sortir d'une imprimante laser.
Il n'y avait aucune marque sur la feuille, hormis les deux plis qu'on y avait faits en la pliant.
Je me rassis.
– Avez-vous gardé l'enveloppe ? demandai-je.
– Oui, me répondit Stanton. Pas d'adresse d'expéditeur et l'envoi a été oblitéré à Hollywood. Je vais demander au labo du shérif de jeter un coup d'oeil à la lettre et à l'enveloppe.
– Monsieur le juge, dit Golantz, j'espère que vous n'avez pas parlé à ce juré car nous devons être présents et participer à tous les interrogatoires. Il pourrait tout bêtement s'agir d'une manoeuvre destinée à écarter ce juré.
Je m'attendais à ce que Golantz vole au secours du juré. Pour lui, le juré numéro sept était de couleur bleue.
Je volai vite à mon propre secours.
– De fait, lançai-je, maître Golantz nous parle de manoeuvre de la défense et je tiens à m'élever contre cette accusation.
Le juge leva vite les mains en l'air en un geste d'apaisement.
– On descend de ses grands chevaux, l'un comme l'autre ! s'écria-t-il. Je ne me suis pas encore entretenu avec le juré numéro sept. J'ai passé tout mon week-end à réfléchir à la manière de procéder dès l'ouverture de la séance d'aujourd'hui. Après avoir consulté plusieurs juges sur la question, j'étais tout à fait prêt à soulever le problème en votre présence dès ce matin. L'ennui, c'est que le juré numéro sept ne s'est pas pointé. Il n'est pas là.
Voilà qui nous fit réfléchir, Golantz et moi.
– Il n'est pas là ? répéta Golantz. Vous avez envoyé des adjoints du shérif...
– Oui, j'en ai envoyé chez lui et sa femme nous a dit qu'il était parti travailler, mais qu'elle ignorait tout d'un quelconque tribunal, procès ou quoi que ce soit de ce genre. Ils sont donc allés chez Lockheed, ont trouvé notre bonhomme et l'ont amené ici il y a quelques instants. Mais ce n'est pas lui. Ce n'est pas le juré numéro sept.
– Monsieur le juge, m'exclamai-je, je ne vous suis plus. Je croyais vous avoir entendu dire que les adjoints l'avaient trouvé à son travail.
Stanton acquiesça d'un signe de tête. Je sais. Et c'est bien ce que j'ai dit. Ça commence à ressembler à un film de Laurel et Hardy et au sketch du « Qui est sur la première base[27] ? ».
– Abbott et Costello, lui fis-je remarquer.
– Quoi ?
– Ce sketch est d'Abbott et Costello. C'est eux qui l'ont inventé.
– Oui, bon, d'accord. Ce qui est important là-dedans, c'est que le juré numéro sept n'est pas le juré numéro sept. Je ne vous suis toujours pas, monsieur le juge.
– Dans notre base de données, le juré numéro sept est un certain Rodney L. Banglund, ingénieur de chez Lockheed et habitant à Palos Verdes. Sauf que l'homme qui a occupé le siège numéro sept ces quinze derniers jours n'est pas Rodney Banglund. Nous ne savons pas qui c'est, et en plus, il n'est pas là aujourd'hui.
– Il a donc pris la place de Banglund, lequel Banglund ne le savait pas, dit Golantz.
– Apparemment, oui, dit le juge. Banglund... le vrai, est en train de répondre à nos questions sur ce point en ce moment même, mais il avait l'air de tout ignorer de cette affaire quand il est arrivé. Même que pour commencer, il dit n'avoir jamais reçu de convocation.
– Sa convocation aurait donc été détournée et utilisée par cet inconnu ? demandai-je.
Le juge acquiesça d'un signe de tête.
– On dirait bien. La question est de savoir pourquoi et on a le ferme espoir que les services du shérif trouvent bientôt la réponse.
– Qu'est-ce que ça change pour notre procès ? demandai-je encore. Il y a vice de procédure ?
– Je ne pense pas, non. Pour moi, on sort les jurés du box, on leur explique que le juré numéro sept est excusé pour des raisons qu'ils n'ont pas à connaître, on met le remplaçant et on reprend.
Pendant ce temps-là, les services du shérif s'assurent sans faire de bruit, et tout ce qu'il y a de plus sérieusement, que tous les autres types assis dans le box sont bien les jurés qu'ils disent être. Maître Golantz ?
Golantz hocha la tête d'un air pensif avant de parler.
— Tout ça est assez choquant, dit-il enfin. Mais bon, je pense que le ministère public est prêt à poursuivre... à condition qu'on soit sûr que ce truc s'arrête au juré numéro sept.
— Maître Haller ?
J'acquiesçai d'un signe de tête. L'entretien avait pris la direction que j'espérais.
– J'ai des témoins qui arrivent de Paris et sont prêts à y aller, dis-je. Je ne veux pas d'un arrêt du procès pour vice de forme. Et mon client non plus.
Le juge scella notre accord en hochant la tête à son tour.
— Bien, vous retournez à vos places et on fait démarrer ce bazar dans dix minutes.
En descendant le couloir pour rejoindre la salle d'audience, Golantz me menaça.
— Le juge n'est pas le seul à vouloir enquêter sur cette affaire, me lança-t-il en chuchotant.
— Ah bon ? Et ça voudrait dire quoi ?
— Que quand on trouvera cet enfoiré, on saura aussi ce qu'il foutait dans ce jury. Et si jamais il y a un lien avec la défense, j'entends bien...
Je le poussai vers la porte du prétoire. Je n'avais pas besoin d'entendre la suite.
— Un bon point pour vous, Jeff ! lui renvoyai-je en entrant dans la salle.
Je n'y vis pas Stallworth et espérai qu'il m'attendait dans le couloir comme je lui en avais donné l'ordre. Elliot se rua sur moi dès que je m'assis à la table de la défense.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui se passe ?
D'un geste de la main je lui fis signe de baisser la voix. Puis je lui murmurai ceci :
– Le juré numéro sept ne s'étant pas pointé aujourd'hui, le juge a essayé de savoir ce qui se passait et a découvert que le type était bidon.
Elliot se raidit et me donna soudain l'impression que quelqu'un venait de lui enfoncer un coupe-papier dans le dos d'au moins cinq centimètres.
– Ah mon Dieu, mais qu'est-ce que ça signifie ?
– Pour nous, rien. Le procès continue avec un juré remplaçant.
Mais il va y avoir une enquête pour savoir qui était ce juré numéro sept et j'espère pour vous que l'enquêteur ne va pas venir frapper à votre porte.
– Je ne vois pas comment ça serait possible. Cela dit, nous, on ne peut pas continuer comme ça. Il faut que vous arrêtiez ça. Pour vice de forme.
Je regardai la mine suppliante qu'il avait prise et compris qu'il n'avait jamais eu beaucoup confiance en sa propre défense. Il ne comptait que sur l'infiltré.
– Le juge a refusé. On continue avec ce qu'on a.
Elliot se frotta la bouche d'une main tremblante.
– Ne vous inquiétez pas, Walter. Vous êtes en de bonnes mains. Ce procès, nous allons le gagner à la loyale.
Juste à ce moment-là, l'huissier demanda au public de se lever tandis que le juge montait d'un pas bondissant les marches conduisant à l'estrade où trônait son fauteuil.
– Bien, lança Stanton, l'audience est ouverte dans le procès État de Californie contre Elliot. Faites entrer les jurés.